Dessinateurs pour la liberté
En 1992, j’ai commencé à photographier des dessinateurs.
Le caractère mitoyen de nos deux disciplines créait un formidable
espace de communication, il me semblait retrouver dans la planche
noircie au feutre ou à l’encre de chine les aplats noirs du papier
photo argentique. Parfois, nous nous découvrions travailler pour
les mêmes supports.
C’est dans les couloirs de la rédaction du magazine Lui que j’ai
rencontré Georges Wolinski pour la première fois. Spontanément, il
a accepté le rendez-vous photo que je lui proposais, m’a accueilli
dans son appartement du 6ème arrondissement, m’a offert un cigare,
et m’a peu après commandé un book pour sa fille Elsa.
Même gentillesse chez Cabu, qui, s'il avait le défaut d’être
toujours en retard, se révélait ensuite d’une totale disponibilité,
refusant toutefois de lâcher son petit carnet pendant que
j’installais mes éclairages. Le temps que je sorte le premier
polaroïd, il m’avait déjà remis un dessin du making-of de la prise
de vue, sa version revisitée de L’arroseur arrosé.
Il y avait de la malice derrière ses lunettes rondes, et de l’or
dans ses doigts. Les idées qui se déchaînaient sous son crâne
semblaient se matérialiser sur le papier à la vitesse de la
lumière. Et malgré cette virtuosité digne d’un Michel-Ange, il ne
se prenait jamais au sérieux.
C’est ce que j’aime par dessus tout chez les dessinateurs.
Ils se méfient des hommages et ont toujours su rester en marge de
la culture officielle. Ainsi déjouent-ils les pièges de
l’académisme, de la prétendue avant-garde, et du politiquement
correct. Leur vraie rétribution ? La liberté d’expression. Pas une
manipulation de nos hommes politiques, pas une machination des
géants du CAC 40, pas une forme d’extrémisme ou d’intolérance
n’échappe à l’acuité de leur trait, à la causticité de leurs
bulles. Tels les fous des cours médiévales que nul n’aurait osé
interrompre sous peine de sacrilège, car on les croyait détenteurs
d’une sagesse suprême, les caricaturistes forment la voix
imbâillonnable du contre-pouvoir.
Merci aux dessinateurs de Charlie-Hebdo, à tous les autres et à
ceux qui suivront, d’avoir choisi le plus beau des métiers : faire
profession d’insolence.
Hervé Bruhat, 11 janvier 2015.