Portraits
Le portrait constitue une constante de mon travail
photographique. D’abord parce que j’ai toujours considéré la figure
humaine comme le pivot autour duquel s’articule les révolutions
artistiques.
Ensuite, parce que chaque époque est marquée par ses personnalités,
qu’elles agissent, restent en retrait, posent un regard sur le
monde ou en imaginent de nouveaux.
En ce sens, le portrait photographique possède une valeur de
témoignage, au même titre que le reportage. Mais si la pratique du
reportage suppose, à l’instar de Henri Cartier-Bresson, de
travailler sur le vif, la spécificité du portrait réside dans la
connivence du photographe et du modèle, elle nécessite une
rencontre.
« Je déteste me faire photographier » me disent souvent mes modèles
en préambule à la séance, comme pour me lancer un challenge.
Afin de relever le défi, j’ai recours à trois antidotes : le
portrait en action, où le sujet oublie son trac par l’absorption
dans une action alors qu’il est photographié. Ainsi, j’ai fait
boire la potion magique à Albert Uderzo ou fait lire à Frédéric
Mitterrand une mystérieuse correspondance que j’avais chinée aux
puces ; deuxième antidote, le portrait dans un cadre quotidien.
Je réalise la plupart de mes images dans l’environnement
professionnel des modèles ou la plupart du temps chez eux. L’espace
qui les entoure leur est familier et porte déjà l’empreinte de leur
caractère. Parfois, des circonstances fortuites deviennent
signifiantes, comme le jour où j’ai photographié Jane Birkin. Après
quelques errances au jardin du Luxembourg, elle m’a emmené voir
l’appartement qu’elle venait d’acheter près du Panthéon. Il était
encore en travaux et de grandes bâches pendaient verticalement,
formant une jungle de plastique. J’invitais Jane à se dissimuler
partiellement derrière les grandes feuilles translucides, comme un
écho à sa prestation dans le film de Serge Gainsbourg "Je
t’aime moi non plus" ; dernier antidote, j’ai recours au gros plan,
car le visage est la véritable surface sensible, le lieu où le
photographe capte l’émotion de l’être, où son regard nous
interpelle.
Pour mener à bien mon travail, je prends toujours le temps de
disposer des projecteurs, sculptant le décor, la silhouette et le
visage de mes modèles, à la manière d’un chef opérateur de cinéma.
Cette mise en lumière m’aide à dégager la beauté propre à chaque
individualité, mais elle me permet aussi de créer une atmosphère
psychologique à laquelle le sujet est à son tour réceptif. Et je
garde toujours à l’esprit qu’étymologiquement, le terme photogénie
désigne la lumière intérieure.
Par de là sa finalité iconographique, la valorisation d’une
personne ou une mise en abîme, une séance de portraits est avant
tout pour moi un évènement, un moment privilégié séparé de la
banalité de la vie, pendant lequel les barrières sociales n’ont
plus cours. Une rupture avec le temps profane dirait Mircea
Eliade.
En tout cas une occasion précieuse de renouer avec notre humanité,
quelque peu occultée par les discours sur l’homme augmenté.
Hervé Bruhat